A. ANDRÉ

LÉGENDES HISTORIQUES CHARENTAISES

UNE AVENTURE DE FRANÇOIS Ier

ANGOULÊME
Imprimerie F. Lugeol, Voleau et Cie, 1890

PRÉFACE
Les légendes s’en vont. Il y a cinquante ans les mieux doués les conservaient dans leur mémoire et les racontaient pendant les longues veillées d’hiver, en cassant les noix, en préparant le maïs ou simplement en attendant joyeusement, auprès d’un bon feu, l’heure du coucher. Au­jourd’hui, les veillées disparaissent et les légendes avec elles. Est-ce un progrès ? Je ne le crois pas. La jeunesse ne songe plus à profiter des veillées où le franc rire et la bruyante gaieté s’épanouissaient. Les jeunes gens préfèrent d’autres plai­sirs ; peut-être ne valent-ils pas ceux qu’ils abandonnent ! Les jeunes filles se couchent dès huit heures ou lisent les feuilletons et les romans à intrigues amoureuses, dont l’effet est certaine­ment moins salutaire que celui de nos vieilles légendes qui parlent à la fois à l’imagination et au cœur. Quant aux parents, le plus souvent ils s’en­nuient et dorment dans le foyer. Quelquefois le journal les distrait un instant, mais cette lecture, courte pour une longue veillée, n’est pas d’ailleurs toujours intéressante pour les habitants des cam­pagnes.Pourquoi ne pas se réunir, entre amis, comme autrefois, pour travailler à l’occasion, toujours pour rire et s’amuser ? tout le monde y gagnerait et notre vieille gaieté aussi. Quand la conversation et les jeux de la jeunesse menaceraient de s’interrompre, on les remplacerait par des lectures de contes, de légendes, et même de romans bien choisis. Il n’y a plus aujourd’hui de ces conteurs admirables dont la mémoire ne défaillait pas et qui n’étaient jamais fatigués ; mais tout le monde sait lire et peut les remplacer.

Parmi nos contes et nos légendes, les légendes historiques sont celles qui méritent surtout de revivre. Ce sont les plus populaires et souvent les plus amusantes. Il n’en est pas de plus chères, je pense, aux Charentais, que celles qui ont pour héros François Ier, le “ roi de Cognac ”.Encouragé par plusieurs amis, j’ai recueilli celles du meunier Michaud et du cultivateur Mathieu, que j’ai entendu conter bien des fois dans mon enfance et qui semblent disparues. La première aurait été publiée plusieurs fois, paraît­-il, notamment vers 1850, sous les pseudonymes de MM. de Moulidars et de Lozon, mais on n’en trouve plus d’exemplaires. Du reste, jusque-là, et contrairement à ce qui est resté dans l’imagination populaire, la légende publiée du père Michaud place le lieu de la scène au pont du Gué, près du Seure. La date de 1547 inscrite au pont du Véron, la difficulté du passage, — difficulté qui existe encore quoique amoindrie, — la proximité du bois Monsieur, dont il est parlé, la situation du pont du Véron sur un des plus anciens chemins partant de Cognac vers les châteaux de la Saintonge et en particulier celui de Prignac, me portent à croire que l’imagina­tion populaire a raison et que la scène eut lieu au pont du Véron et non au pont du Gué. Il est vrai que ceux qui choisissent le pont du Gué pré­tendent que François Ier se rendait à Dampierre et non à Prignac ; mais le Gué n’est pas plus sur la route de Cognac à Dampierre que sur celle de Cognac à Prignac.Quant à la seconde légende, celle du cultiva­teur Mathieu, elle n’a jamais — je crois — été publiée. Dans d’autres parties de la France, on en rencontre d’analogues et qui ont pour héros tantôt François Ier, tantôt Henri IV. Il me semble même avoir lu une légende à peu près semblable, il y a fort longtemps, dans un journal littéraire. On y parle également du meunier Michaud sans qu’on puisse expliquer pourquoi le nom de ce dernier se trouve dans la légende de Mathieu. N’est-ce pas une preuve que cette deuxième légende est aussi charentaise, et que les autres provinces où on la connaît nous en sont redeva­bles? Quoi qu’il en soit, je les publie ensemble et je désire de tout mon cœur qu’elles revivent dans nos campagnes où elles menacent de disparaître et qu’elles y ravivent la vieille gaieté charentaise qui elle aussi s’en va.
                                                                                                                                           A. ANDRÉ.
Ce 28 mars 1890.
N. B. On ne reproduit ici que la première légende.

UNE AVENTURE DE FRANÇOIS Ier

Au XVIème siècle, la petite ville de Cognac, une des plus belles de province, depuis son récent embellissement par les Valois-Angou­lême, manquait encore de communications faciles avec les environs. L’un des sentiers étroits qui en sortaient, reliait à Cognac les seigneuries du Château-Chesnel et de Chazotte en Angoumois, et après avoir traversé, au delà de Cherves, entre la Garnerie et Mons, des marécages souvent impraticables, se prolongeait jusqu’au château de Prignac en Saintonge. De tous ces marécages, le plus dangereux à traverser était formé par un petit ruisseau, le Véron, qui séparait la Saintonge et l’Angoumois et qui actuellement limite dans tout son cours les deux départe­ments de la Charente-Inférieure et de la Charente. Depuis cette époque, trois siècles se sont écoulés, et, malgré les efforts des habi­tants de Mesnac et du Seure, les villages les plus proches, les charrettes chargées sont obligées d’éviter le passage du pont du Véron où eut lieu en grande partie l’anecdote historique que nous allons raconter.

On était aux derniers jours de septembre de l’an de grâce 1545 ; un cavalier richement vêtu, couvert d’un long manteau, coiffé d’un chapeau à plumes et à larges bords, sortait de la ville de Cognac et s’engageait dans le chemin dont nous avons parlé. Penché sur le cou de son cheval, le chapeau enfoncé et en avant, il semblait vouloir se dissimuler aux regards curieux. C’était chose facile, car, sept heures sonnaient à l’église Saint-Léger, la soirée était froide et le vent soufflait fort, quoiqu’on ne fit qu’entrer en hiver ; aussi les Cognaçais, enfer­més dans leurs maisons et auprès de leur feu, ne s’occupaient guère de ce qui se passait au dehors, et en particulier des allures mysté­rieuses de notre seigneur-chevalier, – car c’était un seigneur et de la plus haute race. Cependant, à le voir aller seul, sans escorte et ainsi habillé, les commères de Cognac en auraient caqueté si elles l’avaient aperçu. Elles auraient bien vite deviné en lui un seigneur en quête d’aventures ou se rendant hâtivement à quelque rendez-vous d’amour. Peut-être même l’auraient-elles reconnu, ce qu’il ne voulait pas… Aussi, par précaution, au risque de se perdre pendant la nuit, il sortait très tard de la ville. Pourtant le but de son voyage, la petite cité de Prignac, où il se rendait au­près de l’aimable et belle châtelaine qui lui avait donné son cœur, était à plusieurs lieues de Cognac. Mais que sont les difficultés pour un amoureux, surtout pour un galant chevalier du XVIème siècle, surtout pour le plus galant et le plus chevaleresque de tous ? Ne montait-il pas un bon cheval ? En deux heures il re­joindrait sa bien-aimée.

À peine sorti de la ville, il éperonna son coursier qui partit au galop. Tout alla bien jusqu’à Cherves ; mais alors la nuit devint noire, le ciel se couvrit de nuages et le vent cessant tout à coup, une forte pluie tomba. Notre cavalier n’y vit plus pour se diriger. Il traversa pourtant sans ennui le petit vil1age de la Garnerie, mais ensuite, le sentier en contrebas se trouvant rempli d’eau après de nombreuses pluies, le cheval, lancé au hasard à travers prés et champs, accomplit une course folle pendant laquelle son cavalier, plein d’inquiétude et d’amour, maugréa contre la nuit, les chemins, la pluie, et son coursier difficile à maîtriser. Qui s’en étonnerait ? Les amoureux surtout comprendront son impatience et sa colère. Un autre eût tourné bride ; lui, n’y songea pas. N’allait-il pas arriver auprès de sa châtelaine ? et là, si elle l’aimait encore, il oublierait bien vite les fatigues et les dangers de la route. Si elle l’aimait en­core ?… C’est là une malencontreuse idée qui naît dans l’esprit de tous les amants, même satisfaits et heureux. Notre galant chevalier répondrait si nous en étions étonnés que :
    Souvent femme varie,
    Bien fol est qui s’y fie..

Toutefois, il n’avait guère le temps de réfléchir sur le caractère des femmes dans la situation où il se trouvait : à chaque pas une nou­velle flaque d’eau arrêtait son cheval qui enfonçait parfois dans la boue jusqu’au poitrail. “ Le chemin va devenir meilleur, pensait-il. L’an passé il était si beau quand  je chevauchais auprès de celle que j’aime et qui m’attend ! Encore quelques cents mètres et tout ira bien ! ”.
Il se trompait; il arriva dans un endroit qui lui parut désert. Au bas d’une colline, appelée depuis “ la montée du pont du Véron ”,  on ne voyait qu’un vaste lac impossible à franchir. Notre cavalier, téméraire comme un amoureux, crut l’eau peu profonde, et s’élança pour traverser à la fois le lac et le courant qui ­le formait. Mais son cheval perdit pied et tous deux disparurent. Quelques minutes après, le cavalier, abandonnant sa monture dont il se dégagea avec peine, gagna un roc à demi submergé ; et, pris de frayeur, lui, le noble chevalier, si fier et si brave, qui avait affronté tant de dangers dans les batailles, il appela au secours. L’isolement dans lequel il se trouvait avait abattu son courage.
À quelques portées de voix, assis sur le Véron, tournait un moulin à plusieurs roues, le moulin du père Michaud, meunier fort riche et renommé dans le pays. “ La Providence qui veille sur les grands seigneurs ” amena par là le garçon meunier, Pierre, qui revenait de poser ses filets.

– Qu’est-tou qu’est là ? cria-t-il en patois­ cognaçais.    
– Moi, lui fut-il répondu.
– Qu’est-t’ou, vous ?
– Eh ! moi, ventre de biche ! Que t’importe, vilain manant, qui je suis, répliqua notre homme qui ne tenait pas à donner son nom. Tire-moi de là, maraud, et je te dirai qui je suis !
–  Ouais !… insolent !… reste-z-y dont, onte tu es ! Au diable, si j’y vas, te cheurcher, o fait trop fret. Boune neut, borgeoès !… .. Quand t’en seras sorti, tu vinras me z’ou dire.
Notre chevalier aurait bien voulu lui tirer les oreilles pour arrêter son caquetage railleur et peu charitable. Mais il comprit qu’il avait tort et qu’il fallait traiter avec le jeune paysan ou attendre longtemps un secours qui peut-être ne viendrait pas.
– Holà !… eh !…  reviens donc, mon ami ! Ne te fâche pas, je ne voulais pas t’insulter. Je suis le comte de Saint-Pol, dit-il, sans penser même au nom qu’il se donnait. Je suis très ri­che et très puissant à la Cour, et je puis te rendre de grands services. Encore une fois, sors-moi de-là, je t’en prie, et tu auras une forte récompense.
Le garçon meunier, bon diable au fond et séduit par les promesses de l’étranger, se jette à la nage, atteint le rocher, prend le seigneur sur ses robustes épaules, le dépose sur l’autre rive et s’apprête à regagner son moulin.
– Ton nom ? lui demanda le chevalier, en l’arrêtant.
– Piare, répondit le jeune homme.
– Eh bien ! Pierre, tu es mon sauveur ; laisse-moi t’embrasser.
– Vous embrasser ! moué ! Embrasser un amit dau roé keume vous, je n’ouserions pas !
– Mais, ne m’as-tu pas sauvé la vie ?
– Peut-être  ben tout de même !… Dame !… à peu près.
– Eh bien ! laisse-moi t’embrasser !
– Peut-être ben que vous vous moqué de ­moé… Je ne seus que Piare, le garçon mou­nier, et vous velé m’embrasser ? O n’est pas ben, voyé-vous, de se moquer de moé. En allé-vous et me laissé tranquille.
– Cependant, je te dois ma reconnaissance… Que veux-tu de moi, je peux tout ?
– Oh ! Oh…  ricana le jeune homme, d’un air moqueur et incrédule.
– Je peux tout ! te dis-je.
– Vous ?… et il sourit malicieusement.
– Ne ris pas, Pierre, je suis plus puissant que tu ne le crois.    
– Olé dont vré que vous peurié me fère avoèr ce que je désire ;  vous z’ou créyé tout au moins. J’allons ben rire bentout ! ajouta le garçon meunier, comme s’il se proposait de jouer un tour à son interlocuteur.
– Assurément, et plus que tu ne désires. Parle donc et tes vœux seront exaucés.
– Je n’zou pense pas, pasqu’o n’est pas en vout povoèr ; ol est ine chouse peur laquelle le père Michaud, mon maître, a mais de povoèr que vous, j’en seus sûr.
– Laquelle? Certes, j’ai plus de pouvoir que ton maître, quel qu’il soit, et en toute chose, même dans ses propres affaires.
Le jeune paysan réfléchit un instant, et rompant alors le silence.
– Non, je ne velons rin conter, répliqua-t-il résolument.
– Parle donc ! mais parle donc ! tu verras si je suis puissant. Il ne te coûte guère de par­ler.
– Ol’est ine chouse peur laquelle vous ne peuvé rin et vous allé rire de moé, répliqua le jeune homme en rougissant ; et si bas que le soi-disant comte de Saint-Pol l’entendit à peine. Je vas tout de même vous z’ou dire.
– Oui, parle, Pierre, et sois sûr que tu se­ras satisfait, car ma reconnaissance pour toi est sans limites.
Alors Pierre se pencha vers le chevalier et lui dit timidement à l’oreille :
– Fasez-moé marier avec la feille au père Michaud.
Notre grand seigneur, à cette demande si inattendue et si naïve, faillit rire aux éclats.
– La fille à Michaud, la fille à Michaud, répéta-t-il. Michaud est ton maître, je crois ?
– Ouais ben ! Michaud olé mon maître, olé Michaud le mounier, olé Michaud le riche, Michaud le fiéraud, et moé qui ne seus que Piare, le garçon mounier, j’auré pas sa feille. J’avions ben raison de vous dire que peur tielle chouse, Michaud, mon maître, était mais puissant que vous !
– Nous verrons… Tu ne l’auras pas !… tu ne l’auras pas !…  Tu l’auras peut-être tout de même, la fille à Michaud le riche. Voyons, sait-il que tu veux l’épouser ?
– Oh! peur sûr que je ne z’y avons pas dit et Mariette non pus !
– Il faudrait le lui dire.
– Abrenocio !…  Dieu m’en garde! i me tuerait ou i z’ou repéterait peurtout et on rirait de moé. Olé un vieil avare qui veut un gendre qui soye riche, encore plus riche que li, ou i ne mariera pas sa feille.
– Et sa fille, sait-elle que tu veux l’épouser ?
– Oh ! elle ! alé si boune, si boune, si vous z’au savié ! keument z’y cacher ça ?… A z’ou sait tout… Je z’y avons tout dit. Mé a m’a répondu : “ Attends, Piare. ” Et attendre… attendre… Si in autre z’y vint a le prenra.
– Tu as raison, Pierre. En amour, il faut aller vite et ne pas attendre ; il faut brusquer le dénouement. Mène-moi chez ton maître, je m’y ferai sécher, – j’en ai grand besoin, –  je lui parlerai, et sois sûr que tu auras sa fille.
– Heum !… Heum !…
– Y mange-t-on, au moins, chez le père Michaud ?
– Queuques foés, pas souvent, et quand on z’y mange, on en a juste assez peur ne pas mouri de faim.
– Il y a du vin, hein ? car j’aime le vin et le bon.
– Y en a ben, mé peur ses amis.
– J’en serai vite un, tu verras.
– Ouais,  fit, avec inquiétude, le garçon meunier après un instant de silence, mé Mariette vous voéra ?
– N’aie crainte, va, répondit en riant à toute gorge le brillant seigneur qui avait compris l’ennui de Pierre. C’est pour toi et non pour moi que je veux travailler.

Quelques instants après, ils arrivaient au moulin. Le prétendu comte de Saint-Pol avait oublié son cheval qui, après s’être dégagé, avait fui dans l’obscurité. Voyant aussi l’impossibilité de gagner le château de Prignac, il y avait renoncé. Préoccupé de la bonne action qu’il entrevoyait à faire pour son sauveur et intéressé par le comique qu’elle présentait, il avait pris la résolution de s’y donner tout entier. Peut-être même allait-il apprendre bien des vérités que ses courtisans lui cachaient, car vous avez sans doute deviné que cet in­connu, ce cavalier mystérieux était le roi de France, François Ier, Dans tous les cas, cette affaire pleine d’imprévu et où il s’agissait d’amour, plaisait beaucoup à son caractère galant et aventureux.
On criera peut-être à l’impossible en son­geant qu’un roi de France ait pu tomber dans cette situation. Cependant, il suffit de se rap­peler ce prince qui, avec ses vertus, eut bien des faiblesses pour admettre la vraisemblance de l’anecdote que nous racontons. Disons aussi que c’est surtout pendant son séjour à Cognac, – séjour qu’il adorait, – que nous le trouvons livré tout entier aux plaisirs et en particulier à ceux de la galanterie.

II

François et Pierre trouvèrent le père Michaud auprès du feu, dans la chambre à coucher. Cette pièce était adossée au moulin. A côté se trouvait la cuisine ;  au-dessus, était la chambre de Mariette, un vrai nid, arrangé avec goût par les soins de la jeune fille. De l’autre côté de la cour, on voyait une écurie, dans un coin de laquelle une petite pièce construite en planches contenait le lit de Pierre.
En deux mots, François expliqua l’accident qui l’avait amené dans la maison du meunier, et sur l’invitation de son hôte, il prit place auprès du bon feu qui pétillait dans l’âtre.
Le père Michaud, un rusé matois, considé­rait d’un œil inquisiteur et tout en affectant un air bon enfant, le nouveau venu. C’est qu’il avait une fille à marier, et dans son orgueil, il avait supposé que ce noble à belle tournure pourrait bien devenir son gendre. Plusieurs fois il lui demanda son nom ; mais comme François, qui ne voulait pas se faire con­naître, détournait toujours la conversation, le père Michaud revenait au sujet qui lui était cher entre tous : il vantait sa fortune. Le prince l’approuvait à chaque phrase, et après avoir entendu en détails l’exposé des affaires du meunier,  il prit la parole et dit :
– Il vous faudrait un pont sur le Véron pour faciliter votre travail et augmenter vos affaires. De plus, les étrangers passant par là ne risqueraient pas d’y périr.
– Vous disez ben, vous, observa le paysan ;  mais qu’est-tou qui le payerait, tieu pont ? Pas moé, peur sûr ! Et o ne s’rait pas, non plus, tieu roé Grand Nez qui n’a pas trop d’argent peur li avec toutes tiellés femmes qui sont à ses trousses. I ne songe qu’à se divarti, tieu gormand, ou ben à déquiarrer des guerres, où qu’o périt tant de monde, boune ghent ; le sang z’y coule keume la boésson dans nout’ treuil, au temps des vendanges. Mais peur ce qui soulagerait le malhureux peupieu qui meurt de faim et se crève au travail, paye l’impôt et chet dans l’ève, o y a pas de dan­ger. Keunaille, va ! Je veuris le voér, tieu Grand Nez, tieu chétit, onte vous étiez, six pieds dans l’ève, et je l’y enfonceriez avec ma parche de bateau !…
François qui, au début, avait pris gaiement cette déclaration écrasante contre lui, finit par ne plus rire et par devenir inquiet.
– Qu’est-tou que tu bailleris à tieu-là qui f’rait siner le roé peur que tu eyes un pont ? interrompit-il en patois, qu’il connaissait depuis son enfance.
– Je bailleris belle chouse! Je n’ons qu’ine feille et ine jholie, ma foé ! Le pu bias brin de feille de tout le pays et qui a des sous peur sûr! Je la doune à tieu-là qui me ferat avouèr in pont.
Il supposait, sans doute, que l’étranger se mettait en avant et il venait indirectement de lui offrir sa Mariette, qu’il n’aurait pas été fâ­ché de marier, et en particulier avec un noble, désireux d’épouser une fortune raisonnable.
À ce moment, la femme de Michaud, Ma­rianne, une forte paysanne, encore belle mal­gré ses quarante ans, vint annoncer que la soupe était prête. Elle fut surprise de voir à son foyer un étranger si richement vêtu, et parut un peu mécontente de sa cuisine quand le père Michaud lui apprit que le nouveau venu allait manger avec eux. Cepen­dant, François ayant dit qu’il avait faim et qu’en pareil cas il n’était pas difficile en nour­riture, elle redevint plus gaie.
– Et Piare, onte est-i dont ? demanda le meunier.
–  N’en sais ren, dit la meunière. Il é venut dans nout’ tieusine, et après je n’lons pas revu ; il avait l’air de marmuzer tieuque chouse entre ses dents.
– Jé ne sais pas ce qu’il a dépeux tieuques jours. Il est tout enchoufrigné. I ne mange pus ni ne bouait.
– Il est peut-être ben amoureux, dit le roi.
– Li ! Il est trop bête, peur être amoureux! s’écria Michaud en riant aux éclats.
– O n’est pas nécessaire d’être fin peur être amoureux !
– Oh! c’t’égal ! Je ne cré pas qui zou sèye ! I m’zou aurait dit. Je l’élevons dépeux qu’il est néssut et i nous raconte tout ! Je zou saris déjha s’il était amoureux! Je cré ben qu’i ne zou s’ra jhamais, amoureux, s’i ne trouve pas ine feille pour le demander en mariaghe. Mais le v’la, je cré ; je vas le fère parler.
Non, c’était Mariette qui entrait timidement et en baissant les yeux, sachant qu’un étranger, un grand seigneur, causait avec ses pa­rents. Brune aux yeux bleus, avec de jolis cheveux tombant en boucles sur ses épaules et deux rangées de perles blanches dans la bouche, elle paraissait aussi belle qu’aucune dame de la Cour, quoiqu’elle eût moins de distinction. François lui-même contint diffici­lement son admiration.
– Olé toé, Mariette? dit le père Michaud. D’où vins-tu ?
– De ma chambre, et après de la tieusine, p’pa.
Et en se penchant à l’oreille de son père :
– N’osis pas entrer à cause de tieu mesieur en soudard qu’est avec toé.
– Appelle dont Piare, Marianne, dit le père Michaud, peur que je nous mettions à tabieu. L’as-tu vu, toé, Mariette ?
– Non ;  je sais pas onte il est, répondit-elle, en rougissant car elle venait de le quitter.
Pierre l’avait renseignée rapidement sur son aventure, et sur les promesses du sei­gneur qu’il avait sauvé. Il arriva en ce mo­ment.
– Te v’là dont, mon pore Piare! Je créyis que tu ne v’lis pas souper, d’soér ?
Pierre avait l’air inquiet ; il semblait se demander ce qu’on avait dit sur son compte.
– Peurquoé diable es tou dont que t’as l’air embêté keume tieu ? Tu ne chantes pas dépeux tieuques jours ?… Veux-tu que je t’zou dize c’ que tas, moé ? T’es amoureux, mon gars !
Pierre rougit sans répondre. Il crut que le prétendu comte de Saint-Pol avait demandé Mariette au père Michaud, et que celui-ci commençait à le railler. Quant à Mariette, elle sortit précipitamment en voyant tourner la conversation. Mais elle n’alla pas loin. Cachée derrière la porte, elle écouta attentivement ce qu’on disait.
– Tu ne dis ren, Piare ? Olé dont ben vrai que t’es amoureux ?
– Eh! ben oué, là ! Je seux-t-amoureux. Après !…
Et paraissant en colère, il regarda son maître en face, comme pour le défier.
– Piare amoureux !! Oh ! Oh ! fit Michaud en éclatant de rire.
– Faut pas rire, père Michaud. O n’y a pas de quoé !
– Oh! que si qu’o y a de quoé. Pas vrai, Marianne ? In gars amoureux et peursoune n’en sait ren. Je paris que les parents de la feille ne z’ou savant même pas ?
– Je ne leur z’ai pas dit, peur sûr !
– Et peurquoé dont, mon pore Piare ?
– Parce qu’i m’oriant insolenté et ne m’oriant point douné zeu feille qui est riche.
– Ine feille riche est ta conquête, à toé !!
– Ouais ben ! et a m’a dit ben des foés qu’à n’se marierait qu’avec moé ; qu’â m’attendrait teurjous.
– Et olé tieu qui te rend si triste ? Si tu m’zou avis conté, je t’auris donné des con­seils. T’as dont pu confiance en moé ? J’hai pourtant mais d’in tour là~dedans, dit-il en se frappant la tête.
Et s’adressant au roi, .Michaud continua :
– Un gars pas maladret, puisqu’il est sûr de la feille obtinrait vite le consentement des parents, qu’en disez~vous? Tielle feille le sèguerait ben jusqu’à Cougnat onte i la garde­rait un ou deux jhours et i la ram’nrait en­suite à son p’pa.
– Vous donnez là un mauvé conseil à Piare, père Michaud, je ne cré pas que vous eyez raison, interrompit François.
– Olé p’t’être vré, mé peurquoé les parents de tielle feille sont-i si entêtés et avant-i le tieur si dur ? Peurquoé ne v’lanti pas consenti à marier tiellé deux jhènes amoureux qui ne demandant que tieu et qui sont sus des épines en attendant. Ah! quand j’étis jhène, olé moé qui me s’ris tiré de tieu pas ! Tais, Piare, fé ce que jhe te dis et si le p’pa ne veut pas te la bailler, foé de Jacques Michaud qui est mon nom, j’érai zi parler, je me charge d’au reste.
Le roi écoutait en réfléchissant. Il fut sur le point de tout raconter au meunier qui parais­sait si sentimental et prêt à sacrifier l’intérêt à l’amour ; mais il pensa que Michaud parlait ainsi pour les autres et que, s’il s’agissait de lui, il changerait de langage. Du reste, les domestiques se trompent rarement sur leurs  maîtres,  surtout quand ils sont amoureux de leurs filles, et Pierre avait dit que le sien était avare et qu’il le tuerait plutôt que de lui donner Mariette. François crut donc qu’il valait mieux se taire.
Pierre, pendant ce temps, semblait fort ému. Il ne s’attendait guère à un pareil avis du père Michaud et il n’avait jamais songé à trancher ainsi la difficulté.
– Emmener tielle feille à Cougnat, mur­mura-t-il, mé zou veura-t-elle ?
– Si a t’aime, a veura tout ce que tu veuras. En tout cas dis-li qu’olé moé qui zou ai coumandé.
– Je li dirons, nout’maître, et je cré qu’a vous z’écoutera. A vinrait à Cougnat rin que peur ne pas vous désobéi.
Le père Michaud se gonfla dans sa blouse bleue en regardant François et en lui faisant constater, avec suffisance, son influence sur les gens du pays, même sur les jeunes filles.
– A c’t’heure, allons à tabieu, s’écria-t-il, j’ai faim et mesieu itout, je pense !
– Ouais, dit Marianne, mé je cré que je f’ré ben de fére tieure d’au jhambon pasque tu sés, Michas ?…
– Ah! Ouais !… Marianne… (Parlant du roi). Mais olé in boune homme, je cré, et on peut zi dire tout… (Au roi, à mi-voix).Voyez-vous, j’avons tué un yèvre à matin dans le bois Mon­sieur, le bois d’au roé Grand-Nez. Si zou savait, tieu vilain gars, i me f’rait pendre keume nout’voisin Jonquet, mé vous n’zi diré pas. Olé tieu yèvre que j’allons mangher de soèr et Marianne ne v’lait pas le mettre sur la tabieu pasque vous z’étié là, al avé poure. Mais vous avé l’air d’in amit des malhureux, vous, et je veux que vous manghiez tieu yèvre avec moé. Quant à tielle keunaille de Grand-Nez, i ne zi f’ra pas de maux, ben sûr.
Le roi sourit et fit un effort pour cacher ses  impressions, et il ajouta content de voir le père Michaud le traiter personnellement en ami, s’il l’insultait de nom sans le connaître :
– Merci, père Michaud. Peur moé, j’haime ben le yèvre et j’hen mangerai de boun aptit, parce que je seux affamé. Peur sûr qu’o ne me f’ra pas de maux.
 On alla dans la cuisine et tout le monde, – sauf Pierre, mangea copieusement. Le père Michaud bavarda à tort et à travers sur un voisin, puis sur son seigneur de Chazotte, et son curé de Mesnac — “ deux gormands ! ” — et à plusieurs reprises sur le roi “ Grand-Nez ” auquel il semblait en vouloir à mort parce qu’il ne s’occupait que de ses pareils et des  belles dames, et imposait trop lourdement le pauvre peuple.

III

Le lendemain, deux heures avant l’aube, François et Mariette sortaient en cachette de la cour du moulin. Un instant après, Pierre les suivait, traînant par la bride un vieux che­val blanc usé par le travail, et un bel âne noir qui paraissait jeune et semblait disposé à sauter plus que de raison, malgré les vigou­reux coups de bâton que lui appliquait le jeune homme, afin de le rendre calme. Triomphant de l’entêtement du baudet qui re­fusait d’avancer, Pierre rejoignit enfin Mariette et François. Il enjamba l’âne avec lequel il distribuait chaque jour la farine aux clients, et François hissa Mariette derrière le garçon meunier. Quant au roi, il enfourcha le vieux cheval qui trébuchait à chaque pas et suivant les deux amoureux, il se mit en route avec eux pour Cognac. On alla par Vignolles et le chemin de la “ Motte de Cherves ”, meil­leur que celui de la Garnerie suivi par le roi la veille au soir, d’après ce que raconta Pierre qui connaissait tous les sentiers du pays.
Chemin faisant, François pensait intérieu­rement : “ Voilà une singulière aventure ; un roi de France sur un vieux cheval qui menace de tomber à chaque pas, et voyageant à deux heures du matin en compagnie d’un garçon meunier monté sur un âne et ayant en croupe une paysanne qu’il emmène. Cette équipée est amusante, mais tellement grotes­que que si elle est enregistrée dans l’histoire de mon règne, je doute que nos neveux croient à sa réalité. ”
À ce moment, rompant le silence qui ré­gnait depuis le départ, chacun semblant livré à ses propres réflexions, Pierre s’écria :
– Vous disez que je verrons le roé à Cou­gnat et qui m’frat avouèr tieu pont, mé keument érons-nous jusqu’à li et qu’étou que j’li dirons ?
– Ne crains ren, moun amit, je me charge de tout là-bas et tu n’oras pas d’enneu. Seul’ment, écoute, Piare, continua le roi qui vou­lait mettre le garçon meunier à l’aise et lui paraître bon enfant, pusque tu m’as sauvé la vie, o faut que tu me tuteyes ; ne me dis pas vous, je ne zou veux pas.
– Que je vous tuteyes !… Eh! ben, si o faut vous tuteyer, je te dirons toé, pardine ! prononça Pierre d’un ton arrêté. Et conti­nuant, il ajouta : Puisque je verrons le roé à tielle grande revue, keument le recounnai­trons-nous au mitant de tous tiellés sou­dards ?
– I gard’ra son chapiâ sus sa caboche tandis que tous tiellés qui le voérant ou qui le séguerant se décoifferant devant li.
– Nous parlera-t-i à tielle revue ?
– Non, mé i vous fra veni chez li quand o s’ra fini.
– Et Mariette étout zi vinra ?
– Peur sûr ; peurquoé pas ?
– Oh! je vas ben avoér honte, mon Dieu, de­vant tieu roé et tiellés belles dames ; moé qui fé ine chouse honteuse aneut, en te seguant, Piare ; ine feille de moun âge !…
– Olé ton p’pa qui zou a coumandé, ma boune Mariette !… Et il ajouta comme conso­lation : Quant à tiellés dames qui s’ront avec le roé, al en avant fait teurtoutes jholiment mais que toé, ben sûr.
Tout en bavardant, on arriva près de Cognac au jour naissant. François pour ne pas être vu en pareil équipage remit son cheval à Mariette, donna quelque argent à Pierre, lui re­commanda de descendre à l’auberge du Chat qui boit, de se rendre à trois heures sur la grande place où se passait la revue, et entra au château par une porte secrète. Aussitôt arrivé dans sa chambre, il se mit au lit et appela son capitaine des gardes.
– Tu vas, commanda-t-il, envoyer quatre archers sur la route de Prignac jusqu’à ce qu’ils rencontrent le moulin du père Michaud. Tu leur donneras l’ordre formel d’amener le maître de ce moulin, solidement garrotté, pour lui apprendre à insulter ma personne royale et à tuer mes lièvres.
Une demi-heure après, les quatre archers, bien armés, chevauchaient sur la route de Prignac. Ils venaient de traverser Cherves, quand ils rencontrèrent un paysan avec une blouse enfarinée, tenant à la main une fourche à long manche et courant vers eux d’un air effaré.
– Est-ce là le chemin qui conduit chez Michaud, le meunier ? cria l’un d’eux.
– Et que li v’lez-vous à tieu Michaud ?
– Tu es bien curieux, répondit l’un des soldats qui semblait commander la troupe. Si tu pouvais, maraud, répondre à la question qu’on te pose, sans t’occuper de ce qui ne te regarde pas…
– O lé toé qu’est-t-in maraud, archer de malheur !
– Insolent ! riposta l’archer, je vais t’ap­prendre à nous respecter !… et il lui appliqua une correction en règle avec le bois de sa lance.
– Holà ! holà ! à l’assassin ! vous m’fsez d’au maux ! cria le paysan. Olé moé qui seux Michaud.
– C’est toi, Michaud ? C’est de la chance ! Nous n’aurons pas à t’aller chercher à ton moulin.

En effet, c’était Michaud qui, fou de colère, courait vers Cognac, gesticulant et parlant tout seul. Il avait saisi une fourche, le premier objet se trouvant sous sa main, et était parti se promettant d’en frapper Pierre et tous ceux qui voudraient le calmer…
Voici ce qui s’était passé après le départ de François et du couple amoureux.
À quatre heures et demie, Michaud s’était levé comme d’habitude et avait appelé Pierre. N’obtenant pas de réponse, il était entré dans l’écurie et avait constaté qu’elle était vide de ses trois habitants : le garçon, le cheval et l’âne.
– Le conseil a bien pris, s’écria-t-il en riant. Olé tielle neut même que Piare a emmené tielle feille, je parie, et nout’vieux chevau et tieu bon mistut allant servi dans tielle aventure. C’t’é­gal ! Olé ben risibieu tout de même ! O n’y a que Jacques Michaud peur trouver de pareilles chouses et peur les coumander à la jhénesse juste au bon moument.
Et riant toujours, se frottant les mains, il courut à la cuisine raconter l’histoire à Ma­rianne. Il la trouva d’une pâleur effrayante et les poings crispés.
– Cré-tu, mon pore Michâ, que j’avons d’au malheur ! dit-elle en pleurant.
– Et qu’est-tou que t’as, mon Dieu. Es-tu malade, ma pore Marianne ?
– Non, mé olé nout’feille ! J’ai été peur la réveiller et je ne l’ai pas vuse dans son lit.
Michaud comprit la vérité et le visage entre les deux mains, il s’affaissa sur une chaise en sanglotant. Puis, se levant tout à coup, furieux, il saisit sa femme à la gorge en s’écriant :
– Qu’étou qu’a vu ine femme keume tieu, qui ne surveille pas sa feille ! Ah ! cotienne, tu me zou péras !
Sous l’étreinte de Michaud, Marianne tomba, livide et demi asphyxiée. Le meunier, la croyant morte et effrayé de son action bru­tale, saisit alors sa fourche et courut vers Cognac, ne sachant au juste ce qu’il faisait.
– Que vas-jhi deveni sans ma feille, moun âne et mon chevau et surtout à c’t’heure que je vins de tuer ma femme ? s’exclamait-il, je seus peurdu !… tu es peurdu, mon pore Jac­ques Michaud ! …
Il était dans cet état d’esprit quand il ren­contra les archers.
– Ah ! tu es Michaud ? lui dit celui qui ve­nait de le corriger. Eh bien ! tu as un vilain quart d’heure à passer, mon gaillard ! J’ai l’or­dre du roi de te saisir et de te conduire à Co­gnac, mort ou vivant. Là, on t’apprendra à in­sulter sa majesté le roi et à tuer ses lièvres.
– Me condeure à Cougnat, moé !… pasque j’ons insolenté le roé ! Mé je ne le kouneus pas, je ne l’ons jhamais vu… Que me fera-t-on à Cougnat, mé bons messieurs ?
– Oh ! presque rien. Tu seras pendu, c’est la peine ordinaire.
– Pendut ! Pendut ! mon pore Michâ, dit le meunier, en faisant une affreuse grimace qui fit sourire les archers, et en tombant à ge­noux. Ah ! mé bons messieurs, ne m’em’nez pas, je vous en prie ! Aneut on m’a volé ma feille, mon chevau et moun âne et o faut en­couère que je seye pendut ! Oh non ! vous ne zou veuré pas et vous ne me conduré pas à Cougnat.
Personne n’est inflexible et même menaçant comme un gendarme dans l’exercice de ses fonctions. Aucune prière ne le touche ; il ne connaît que sa consigne, et si rigoureuse qu’elle soit, il l’observe même aux dépens de sa vie. C’est son devoir ; ne le blâmons pas de l’accomplir, il convient au contraire de l’en glorifier.
Michaud vit bien, à la figure des archers, que ses supplications étaient vaines, et, découragé, abattu, il se laissa garrotter sans dif­ficultés. Puis, sans souffler mot, il suivit les hommes d’armes jusqu’à Cognac où on le jeta dans une noire prison située dans la partie basse du château. Là, seul, abandonné à ses réflexions, Michaud souffrit horriblement. Il voyait la potence, toute dressée pour lui, et une foule nombreuse de curieux le regardant pendre en riant de ses grimaces. Il n’est rien d’atroce comme les douleurs d’un condamné à mort, attendant son exécution et se figurant d’avance ce qu’elle sera et les souffrances qu’il devra supporter.
– Hélas! hélas ! s’écriait Michaud, je vas dont être pendut dans tiel affreux Cougnat ! Olé trop malhureux peur sûr ! Au moment où j’allis marier ma feille, céder le moulin à nout’ gendre et vivre benaise sans travailler, o faut mouri ! Ne faut-ou pas qu’o seye le diâbe qui a rentré cheu nous hier au soér ? Ben sûr qu’olé Lucifar en peursonne qui at apporté l’enneu dans nout’méson. Olé li qui nous a teurtous ensorcelés, qui m’a mis dans la ca­boche de donner tieu conseil à Piare contre moé, qui a dit à Piare d’em’ner tout de suite Mariette, qui a été après me dénoncer au roé et qui est cause que je seus en prison et que je va-t-être pendut.
N’étou pas li étout qui m’a mis dans la ca­boche de veni à Cougnat au lieu de me cacher dans les boés peur qu’on ne me trouve pas ? Olé li peur sûr qui m’a jeté in sort. J’étis hureux avant de le voèr et aprés zi avoèr douné à mangher, le malheur a chet sus nous et je vas être pendut. Pendut ! Pendut ! à ine potence, à Cougnat !… O faut crère qu’on souffre ben de mouri keume tieu. Je me ra­ppelle nout’voésin Jonquet, la grimace qui fasit à tielle potence. Tout le monde en fouiyait ! Et dire qu’olé de même que j’vas mouri ! Mé, avanti des preuves que j’ai-t-insolenté tieu roé ? et vaut-ou la peine de pendre in pore homme keume moé ? Ouais, olen vaut la peine pusque Jonquet a-t-été pendut peur avoèr tué in yèvre dans le boè “ Monsieur ”, et moé j’ai insolenté le roé et j’ai tué mais d’in yévre dans le boè “ Monsieur ”. Je seus pu pendable encoère. Et si saviant que j’ai étranguié Ma­rianne à matin ! mé i ne zou savant pas, et olé pas moé qui zou dirai. Mé, tieu Lucifar ne serat i pas là peur in cot ! Je parie qui va veni zou dire tout au roé devant moé ! Puisqu’i m’a dénoncé, tieu brigand, il é ben capabieu d’au reste ! Ah! Si je le tenis, tielle keunaille !… Y sera ben là de­vant tiellés juges ? Je vas z’y sauter à la figure ; je z’y mordrai le nez ; je z’y coprai avec mes dents ; je z’y essarterai la figure avec mes on­guieux ; je z’y saisirai le cagouet dans ma pouégne et je l’étranguerai et après je sauterai dessus, je l’ébouillerai, je le mettrai eu mor­çâs, je l’éventerai, je l’ébeurnaquerai, quoé !
Pendant que Michaud se désespérait, Pierre et Mariette attendaient impatiemment, sur la grande place, le passage du roi. Depuis plus d’une demi-heure, mêlés à la foule des spec­tateurs, ils regardaient curieusement les soldats se mettre en ligne et exécuter les exer­cices préparatoires de la revue. Inutile d’ajouter qu’ils n’avaient jamais rien vu de si beau et qu’ils étaient attentifs à ce qu’ils voyaient. Mariette ne tarissait pas de ques­tions embarrassantes pour Pierre qui y répondait au hasard, ne voulant pas paraître ignorant devant celle qu’il aimait.
À deux heures, un grand bruit de cavalerie se fit entendre. A la tête des brillants cheva­liers marchait François sur son cheval Brutus, celui qu’il montait à Pavie. De tous côtés  on criait : “ Voici le roi ! voici le roi ! – Vive le roi ! ”
François Ier et son escorte passèrent rapi­dement, s’arrêtant seulement devant quel­ques compagnies pour en féliciter les capitai­nes ou leur faire des observations qu’ils rece­vaient chapeau bas. Mariette et Pierre s’approchèrent le plus qu’ils purent du groupe des superbes cavaliers pour y découvrir à la fois, leur protecteur et 1e roi, mais ce fut en vain. La revue terminée, Pierre demanda à Mariette :
– As-tu vu le roé ? Moé je ne l’ai pas apar­çu !
– Ni moué tout.
– O n’en avait qu’in de tiellés soudards qui avait son chapiâ sus sa caboche ; olé tieu là que j’ai tiré de l’ève hier au soér. As-tu vu étout keume il a fait sembiant de ne pas nous voèr ; i nous méprise astoure qu’i n’a pus besoin de nous. I sont teurtous keume tie1lés grands seigneurs : i se moquant d’au pore monde quand i pouvant s’en passer. S’il allait nous abandonner astoure ! o ne srait pas amusant tout de même. Si je retournons au moulin sans tieu pont, je seus peurdut, ton p’pa me tuera.
– Oh Piare ! il a trop boune fidiure peur nous abandonner. Que veux-tu, i ne pouvait peut-être pas nous parler devant tout tieu biâ monde ; si le roé zou défend ?
– Tu as p’t-être raison, Mariette ; mé si j’allions au château, puisque le roé doèt nous y demander.
– Si tu zou veux, o m’est égal, répondit la jeune fille qui ne voulait pas contrarier son ami déjà fort inquiet.
Un quart d’heure après, ils entraient timi­dement dans la cour du château. Le roi, encore à cheval, venait d’arriver. En les apercevant, il s’écria :
– Voilà mes deux paysans, je ne les avais pas encore vus. Qu’on les amène près de moi !
Les courtisans n’en furent pas surpris, car ils connaissaient sa faiblesse pour les paysans de Cognac dont il aimait le franc parler et les libres allures. Plus d’une fois ils l’avaient vu causer avec eux et leur accorder des faveurs inattendues.
– Eh ben ! Piare, as-tu vu le roé de tieu cot ? cria-t-il en abordant le garçon meunier et sa compagne.
– Ma foé non ; je l’avons peurtant cheur­ché, Mariette et moé, mé j’avons peurdu nout’temps.
– Keument ! vous n’avez pas vu le roé ! Pas possibieu !
– Olé pas de nout’faute pasque je sont ar­rivés à l’heure et je ne sons venus ityit qu’après qu’ola tout été finit. Cré ben, ajouta-t-il tristement, que je n’arons point tieu pont ! J’en ai ben poure si je ne voyons pas le roé avant de parti !…
– Keument, tu n’as pas vu tieu là qu’avait gardé son chapià sus sa tête, mon pore Piare ?
– Son chapiâ sus sa caboche ! O n’y en avait que deux dans tout tieu monde qui n’aviant pas la tète découvarte… toé qui avis gardé ton chapiâ et moé qui n’avis pas quitté mon bounet. O forait qu’o soèye toé le roé, à moins qu’o soéye moé !…
Pierre n’avait pas terminé qu’il rougit jusqu’aux oreilles ; il venait de comprendre la vérité. François ne put se contenir en entendant les paroles naïves du paysan, et courut en riant vers ses courtisans. Il faut renoncer à peindre la surprise de Pierre et de Mariette. Ils repassaient dans leur esprit leur conversation avec le roi depuis la veille, et ils étaient effrayés du sans-gêne avec lequel ils l’avaient traité. Toutefois, Pierre était fier d’avoir sauvé le roi tombé dans l’eau.
– Qu’allait-i fère dans tiel endret ? se demandait-il intérieurement. I venait pas nous voèr, ben sûr, surtout la neut !… Olé vré que les roés o peut avoèr affaire peurtout, pensa-t-­il, et il n’insista pas davantage. D’ailleurs le roi ne lui en donna pas le temps car il lui fit transmettre l’ordre de le suivre avec Mariette.
Ils traversèrent de longs corridors richement tapissés, de grandes chambres décorées et furent introduits enfin dans une salle immense ornée de magnifiques draperies. Sur les murs et au plafond étaient peints des tableaux allégoriques qui attirèrent moins l’attention des deux paysans que les dorures qu’ils voyaient répandues partout. Au fond de la salle, sur une estrade, était le fauteuil du roi dans lequel il venait de s’asseoir ; autour de lui, sur des sièges moins élevés se trou­vaient ses conseillers et ses courtisans, qui s’efforçaient d’être sérieux pour satisfaire à l’étiquette royale. C’était difficile, car le roi leur avait appris en quelques mots ce qui allait se passer dans cette grave salle où le prince rendait habituellement ses audiences pendant son séjour à Cognac. François donna l’ordre à un archer d’amener près de lui Pierre et Mariette qui, immobiles au fond de la salle, n’osaient faire un pas ni prononcer un mot. Pour les rassurer le roi dit à Pierre :
– Eh! ben, je vas te le fère avoèr, tieu pont sus le Véron, auprès du moulin, et tu te marieras avec ta Mariette, moun amit. Es-tu con­tent ?
Et il sourit en regardant ses courtisans qui s’amusaient toujours en l’entendant parler patois.
Et sans laisser à Pierre le temps de répon­dre, il se tourna vers un secrétaire et fit rédi­ger l’acte qui ordonnait la construction du pont qu’il venait de promettre au garçon meu­nier.
S’adressant alors au chef des gardes :
– Faites avancer le prisonnier, commanda-t-il.
Michaud apparut, escorté par quatre soldats la hallebarde au poing. Il était si abattu qu’i1 marchait avec peine.
– Ah ! moé mon Dieu ! s’écria Mariette, olé p’pa  !… Et elle courut l’embrasser.
– Ah! mon bon p’pa, olé li, le roé qui zou a promis, tieu pont, et j’allons l’avoèr; ainsi ne m’en veux dont pas si je me seus en allée.
Michaud vit bien sa fille, mais il ne l’enten­dit pas, tellement il avait peur. Les yeux fixés vers le roi, il semblait attendre sa sentence de mort. Tout à coup il s’écria :
– Ah ! olé tieu diabieu de hier au soér ! Je savis ben qu’i serait encoère là peur me fére mouri.
– Que dis-tu, p’pa !… olé le roé, olé in si boun houme, qu’est si agréable au monde ! Tu n’le rekeneux dont pas, olé li qu’était cheux nous hier au soèr ?
– Le roé ! s’exclama Michaud. Ma feille, ma pore feille, je seus pardut ; olé li, le roé en peursoune que j’ai-t-insolenté ! J’avons ben d’au malheur ! je seré pendut peur sûr !
– Approche, dit le roi.
Michaud prit en tremblant son bonnet de laine blanche dans ses deux mains et se je­tant à genoux, il s’écria :
– F’sez-me grâce, nout’bon roé ! Ayez pitié d’au pore Michâ qu’est in père de famille et in boun houme qui n’fait pas de maux à ses voésins. Olé vrai que j’ai oyut le malheur de vous…
– Chut ! interrompit François. Relève-toi et écoute-moi. Tu te rappelles tes paroles ; répète-les, devant ma cour.
– Je ne m’en souvins pus, nout bon roé ; je les ai-t-oubliées dépeux hier au soèr. J’étis saoûl quand je zou ai dit.
– Tu mens. Tu n’étais pas ivre. Allons, dépêche-toi.
– Vous v’lez dont me fère pendre ?
– Eh non, tu ne seras pas pendu !
En entendant ces mots, Michaud qui n’avait éprouvé que des émotions pénibles depuis son départ du moulin et qui avait cru sa dernière heure venue en entrant dans la salle d’audience et surtout en reconnaissant le roi, ne put contenir sa joie.
– Pas pendut ! mon Dieu ! pas pendut ! Est-ou ben vrai que je seu sauvé de tielle vilaine potence !
– Voyons, mon ami, répète tes paroles et je te jure que tu n’auras rien à souffrir.
– O ben alorse, pusqu’o faut zou dire, zou v’là : j’ai dit que le roé était…
– Non, non, pas cela ! Tu as dit autre chose à propos du pont que tu désires auprès de ton moulin, s’écria François en interrompant Michaud, car il ne tenait pas à entendre répéter devant la Cour les injures que le meunier lui avait adressées sans le connaître.
Michaud parut avoir tout oublié.
– Comment, tu as oublié la promesse que tu as faite de donner ta fille en mariage à celui qui obtiendrait du roi la construction de ce pont ?
– Olé ben vré, nout’ roé, que je zou ai pro­mis !
– Eh bien ! c’est Pierre qui l’a obtenue ! Tu sais qu’il aime ta fille, il sera ton gendre selon ta promesse.
Le roi tendit alors au garçon meunier un acte scellé de ses armes, ordonnant la cons­truction d’un pont carrossable sur le Véron, à cent mètres environ du moulin du père Michaud. Il existe encore aujourd’hui et est appelé le “ pont du Véron ”. Sur l’un des côtés de l’arche, on peut lire la date 1547, couverte par le lierre et la mousse. Il aurait donc été achevé deux ans après que l’ordre de sa construction fut donné, l’année même de la mort de François Ier.
S’adressant ensuite au meunier, le roi ajouta :
– Je t’ai dit que tu ne serais pas puni, tu seras donc en liberté dans quelques instants. Cependant ta conduite est celle d’un coupable et tu mérites une sévère remontrance. Rappelle-toi que tu as insulté le roi, tué un lièvre dans ses bois et que cependant il vient de t’accorder une faveur qui vaut beaucoup pour ton moulin. Apprends que je fais tout ce que je puis pour le bonheur de mes sujets, et que si je ne suis pas meilleur pour eux, c’est que souvent la vérité ne vient pas jusqu’à mon trône. Retourne dans ta famille, rends-la heu­reuse, et laisse à d’autres ces sottes paroles injurieuses qui peuvent causer bien des dan­gers à celui qui les prononce. Afin que tu oublies le fâcheux de cette affaire et que tu n’aies plus que des louanges à faire de ton roi, en récompense d’avoir mangé à ta table un mets que j’aime entre tous, je t’accorde ainsi qu’à tes descendants le droit de chasser à perpétuité, dans le Bois Monsieur, sans danger d’être pendu. Va et dis autour de toi ce qui vient de t’arriver.
– Est-i boun houme, nout’ roé, mes enfants, s’écria Michaud. Aimez-le ben, vous autres, et gardez-vous d’en dire d’au maux ; quant à moé, je me charge de mettre à la raison tieu-là qui songhera à en mal dire.
– Encore un mot, père Michaud, dit le roi : oublie surtout que ton gendre a emmené ta fille. Tu n’as aucun reproche à lui adresser, car c’est toi qui lui en as donné le conseil. Cet exemple t’apprendra que les vieillards ne donnent jamais impunément de mauvais avis à la jeunesse. Et vous, mes amis, dit-il à Mariette et à Pierre, ne suivez jamais les mauvais conseils même quand ils viennent de vos pa­rents.
– Olé ben vrai, nout’ bon roé ! Mettez tieu dans vout’ caboche, mes enfants, peur les voutres quand vous en arez. Allons, Piare, va chercher nout’ mistut et nout’ chevau que je retornons au moulin.
– Ah ! je veux garder le cheval, dit le roi, en souvenir de ce qu’il m’a ramené à Cognac. Pour le remplacer, je vais vous en donner un jeune qui fera de longs services.
– Ouais, nout’ bon roé, objecta Michaud, mé i mangera jholiment otout, et je ne sès pas si je pourrons le norri.
– N’dis donc ren, p’pa, lui glissa Mariette à l’oreille, je le vendrons et j’achéterons in au­tre mistut.
À cette juste remarque, Michaud sourit et accepta. Une demi-heure après, le meunier et le jeune couple étaient sur la route du moulin où ils arrivèrent à huit heures du soir. Ma­rianne, revenue à elle, n’avait fait que pleurer depuis le départ de Michaud. En voyant arriver sa famille souriante, elle espéra que tout allait bien, et en bonne épouse, oubliant la colère brutale de son mari, elle parut joyeuse. ­Michaud n’eut pas le temps de l’embrasser et de lui demander pardon de sa faute, que Mariette s’écria :
– M’man, j’avons vu le roé ! Olé li qu’a diné équi hier au soèr ; je t’assure qu’il est bon peur nous autres teurtous.
Marianne écouta attentivement toute l’his­toire pendant qu’on était à table ; et après avoir embrassé sa famille en signe de con­tentement, elle cria bien haut : Vive le roé ! et tout le monde l’imita.Quelque temps après Michaud et Marianne cédèrent le moulin à Pierre et à Mariette et tous vécurent heureux. Ils racontèrent à qui voulait l’entendre, l’histoire dont nous venons de parler, en omettant, bien entendu, ce qui n’était pas en leur faveur. Ils étaient fiers surtout des largesses du roi ; et quand le père Michaud, le fusil sur l’épaule, allait chasser le lièvre dans le bois “ Monsieur ”, aucun gentilhomme ne portait plus haut la tête. Disons même que Michaud et Pierre acquirent par cette aventure plus d’influence dans le pays. Le père Michaud ne fut plus seulement Michaud le riche, mais Michaud l’ami du roi, Michaud le Monsieur, comme on le surnomma, à sa grande joie et à celle de toute sa famille.