Même si son nom est bien oublié, c’est sans aucun doute la personnalité la plus importante qui soit liée à l’histoire de Mesnac et de Cherves. C’est en effet le vainqueur de la bataille d’Ouessant, premier haut fait de la marine française dans cette Guerre d’Indépendance américaine où nous venions de nous engager contre l’Angleterre en cette année 1778. Épisode fortement « médiatisé », ce combat a démontré que la Royale, réorganisée par les Choiseul, pouvait tenir tête à la Navy. Dernier seigneur de Château-Chesnel (ou presque : voir ci-après), Orvilliers est aussi le seul dont nous ayons le portrait, peint après le combat puisqu’il y est représenté « avec ses insignes d’amiral [essentiellement les galons d’or, le grand galon étant doublé sur les manches] et montrant du doigt la flotte anglaise qui fuit » (Bulletin de la Société d’émulation du Bourbonnais, t. XXIV, 1921, p. 92).

Portrait publié par la Semaine de l’Allier. Photographie
prise en 1921 d’un tableau qui se trouvait alors au château de Mont Saint-Eloy.
Un (autre ?) portrait a été signalé au château de Contresol (Allier).
A priori, rien n’aurait dû amener Louis Guillouët d’Orvilliers dans notre région. Sa famille est bourbonnaise et lui-même est né à Moulins en 1710. De surcroît, depuis son arrière-grand-père Joseph-Antoine Lefebvre de la Barre, d’assez mauvaise réputation mais qui avait repris Cayenne aux Hollandais, on est chez les Guillouët gouverneur de Guyane de père en fils. Le premier, Rémy, gendre de Lefebvre de la Barre (et donc oncle du malheureux chevalier de la Barre, supplicié en 1766), fut gouverneur en titre de 1706 à 1713, après avoir été lieutenant du roi, puis gouverneur par intérim. Son fils Claude, père de Louis, tint le poste de 1716 à 1728, ce qui lui valut notamment d’être anobli, en 1720. Gilbert, frère cadet de l’amiral, lui succéda de 1749 à 1763. Voir la thèse de Céline Ronsseray, Administrer Cayenne (particulièrement pages 242-243, 252-253 et 262-265).
Cependant, les liaisons entre Cayenne et la métropole passaient par Rochefort et c’est probablement là que se conclut en 1747 l’alliance avec les Chesnel : le père de la mariée, Charles-Louis, mort depuis trois ou quatre ans, avait été chef d’escadre et son frère, Charles-Roch, était capitaine de vaisseau. Ce frère mourant sans enfant en 1755, M. et Mme d’Orvilliers devinrent à leur tour seigneur et dame de Château-Chesnel, Montigny, Écoyeux et Fouras. Ce sont donc eux qui firent établir le terrier de 1763-1764 et qui, à la fin des années 1770 probablement, firent construire l’hôtel aujourd’hui rebaptisé « château de Mesnac ».
On parle communément de l’« amiral » d’Orvilliers. Son grade est plus exactement « lieutenant général des armées navales du Roy », à partir de 1777. La promotion paraît tardive, puisque survenant à 67 ans, mais cela n’a rien d’exceptionnel : la Royale de l’époque était dirigée par des vieillards (voir Michel Vergé-Franceschi, La marine française au XVIIIe siècle, 1996, et Étienne Taillemite). Il n’existait à l’époque qu’un amiral de France (le richissime duc de Penthièvre) qui ne mettait jamais les pieds sur un bateau et trois vice-amiraux : du Levant, du Ponant et, nommé pour la première fois en 1778, des mers d’Asie et d’Amérique (le comte d’Estaing), mais il s’agissait d’offices et non de grades. Parmi ces derniers, le plus élevé était celui de lieutenant général des armées navales, correspondant à l’actuel vice-amiral et qui commandait aux chefs d’escadre. En 1778, d’après l’Almanach Royal, on comptait 11 lieutenants-généraux (contre 5 en 1715 et 15 en 1789) et 27 chefs d’escadre.
Qu’y a-t-il dans la carrière antérieure de Louis Guillouet pour justifier cette promotion et expliquer qu’on lui confie, l’année suivante, le commandement d’une trentaine de vaisseaux concentrés à Brest ?
On dispose d’états de services détaillés (Revue Maritime, août 1901, pages 1645 et 1814 ; Recueil de la Commission des arts de la Charente-Inférieure, 1905, pages 321-339) ; nous résumerons.
1. Une très longue carrière.
Quand d’Orvilliers se retirera, en 1779, il totalisera 59 années de service ! Il est vrai qu’il a commencé jeune : en 1719, à neuf ans donc, il rejoint son père à Cayenne où il sert dans les troupes coloniales. Ce n’est que l’année de la mort du gouverneur Claude Guillouët (1728) qu’il entre dans la Royale, plus précisément dans les gardes-marine. Nommé enseigne en 1741, lieutenant en 1743 et capitaine en 1754, il participe à plusieurs campagnes au Canada et dans les Antilles, ainsi qu’au combat du Cap-Sicié en 1744. La guerre de Sept ans (1756-63) le voit commander successivement la Nymphe sous les ordres de La Galissonnière (combat de Port-Mahon, à Minorque), le Belliqueux dans l’escadre du comte du Bois de La Motte (Canada, Louisbourg), et le Guerrier dans l’escadre de M. d’Aubigny (bloquée dans la Charente par les Anglais qui s’étaient emparés de l’île d’Aix, 1761). Il avait en outre été nommé, en 1756, à la tête des gardes-marine, c’est-à-dire des élèves-officiers.
Nommé chef d’escadre en 1764, il est colonel du régiment de Brest en 1772 et chargé de commander l’escadre d’évolutions (escadre constituée pour l’entraînement des officiers et des équipages) : on reconnaît du moins ses talents pour la formation et l’encadrement. « Commandant de la marine à Brest en 1775, en remplacement du comte de Breugnon, entré alors en relations avec Sartine [le ministre de la marine] qui l’appréciait et le consultait, il avait eu sa part dans la préparation des ordonnances de ce ministre. Promu lieutenant général (février 1777), il avait, à la fin de la même année, remplacé du Chaffault à la tête de l’escadre de Brest. » (G. Lacour-Gayet, « La campagne navale de la Manche en 1779 », Revue maritime, 1901, p. 1629-1673).
2. L’année de gloire 1778
« Le comte d’Orvilliers était considéré par toute la marine comme l’officier général le plus capable de commander une grande escadre. Il avait fait les deux guerres de 1741 et 1756. » « Il fut appelé (27 avril 1778), au commandement de l’armée navale, forte de trente-deux vaisseaux de ligne, qui fut le premier effort de la marine française, lors des débuts de la guerre de l’indépendance américaine. Dans la première sortie de cette flotte du port de Brest (8-29 juillet 1778), eut lieu le combat d’Ouessant (27 juillet 1778), où d’Orvilliers, montant le vaisseau la Bretagne, remporta, non une grande victoire, mais un avantage indiscutable contre l’amiral anglais Keppel. » (L. de Richemond, Recueil de la Commission des arts…, 1905, p. d’après G. Chevalier, Histoire de la Marine française pendant la guerre de l’indépendance américaine).
On donne ci-après un récit de ce combat mais ceux qui, comme moi, ne sont pas familiers de la mer et de la tactique navale, se contenteront peut-être du résumé un peu abrupt donné par le vicomte de Grenier dans son Art de la guerre sur mer (1787) : « … au combat d’Ouessant, (…) nous eussions eu beaucoup de désavantage sans la bonne manœuvre de M. le comte d’Orvilliers, qui fit de son arrière-garde son avant-garde, pour aller à l’ennemi au lieu de l’attendre. »
Le 8 juillet 1778, Brest fut témoin de l’un des plus majestueux spectacles qui puissent s’offrir aux yeux de l’homme. Trente-deux vaisseaux de ligne et seize frégates mettaient à la voile, moins dans le but d’opérer une descente en Angleterre, qui entrait absolument dans le plan de la campagne suivante, que de retenir en Europe une partie des forces de l’ennemi.
Louis Guillouet, comte d’Orvilliers, auquel était confié le commandement de cette superbe flotte, avait débuté sous Duguay-Trouin, lors de l’armement sans résultats, confié à ce grand homme en 1734 ; puis avait reçu plus tard les leçons de la Galissonnière, autre Breton.
Le 23, à une heure de l’après-midi, l’armée de l’amiral Keppel, comptant trente vaisseaux, six frégates, deux cutters et deux brûlots, était en vue ; l’Ile d’Ouessant restait alors à 90 milles E.-S.-E. Le comte d’Orvilliers, croyant ne rencontrer que vingt et un vaisseaux, ne voulut pas engager le combat et vira de bord à l’entrée de la nuit. Le signal ordonnant cette manœuvre ne fut probablement pas aperçu par les derniers vaisseaux car le Duc-de-Bourgogne et l’Alexandre se séparèrent de l’armée.
Instruit de la force des Anglais, le gouvernement français avait adressé au lieutenant général d’Orvilliers de nouvelles instructions, lui faisant connaître que le Roi s’en rapportait à sa prudence pour la conduite à tenir dans un moment où il dirigeait toutes les forces maritimes dont la France pouvait disposer. Le commandant en chef communiqua cette dépêche aux lieutenants généraux, comte du Chaffault et duc de Chartres, qui émirent l’avis qu’il ne pouvait arriver rien de plus fâcheux aux armes de la France, que de voir son pavillon se retirer en présence d’un ennemi d’égale force sans avoir combattu. L’attaque fut donc résolue.
Le temps très orageux et à grains, le vent très variable pendant les trois jours suivants obligèrent les deux commandants eu chef à tenir leurs vaisseaux ralliés, et à profiter des changements de brise pour s’élever au vent. Le 27 au matin, le temps s’embellit et le vent se fixa à l’ouest. L’armée anglaise restait à l’E.-N.-E. à 8 milles de distance. A 9 heures le comte d’Orvilliers établit la sienne en ordre de bataille renversé, les amures à bâbord [c’est-à-dire les cordages appelés amures sur la gauche du vaisseau, et le vaisseau lui-même présentant le côté gauche, le côté de bâbord au vent] : l’escadre blanche et bleue, avant-garde, comte du Chaffault ; l’escadre blanche, corps de bataille, comte d’Orvilliers ; et l’escadre bleue, arrière-garde, duc de Chartres, ayant pour second et pour guide Lamotte-Piquet, chef d’escadre : trente vaisseau en tout, armés de 1 944 canons.
L’amiral Keppel, désireux d’engager le combat, fit le signal de chasser ; et une petite variation dans la direction du vent lui permettant de porter sur l’armée française, il fit virer vent arrière, et forma, en ligne de bataille, son armée forte de trente vaisseaux, dont six à trois ponts et portant 2,188 canons.
À onze heures l’avant-garde anglaise attaqua l’arrière-garde des Français ; celle-ci était bien formée et tellement compacte que les vaisseaux ennemis, qui avaient probablement l’intention de la traverser, furent obligés de laisser arriver et de l’élonger sous le vent. Le feu continua ainsi, chaque vaisseau échangeant, sans s’arrêter, sa bordée avec celui qui passait par son travers. Cette canonnade donna un avantage marqué aux Français, dont les vaisseaux très serrés pouvaient réunir leur feu sur ceux de l’armée anglaise qui leur présentaient l’avant jusqu’au moment où ils laissaient arriver. La brise était fraîche et l’état de la mer obligeait les premiers à tenir leur batterie basse fermée.
L’action était des plus vives en ce moment. Le comte du Chaffault, atteint à l’épaule d’un coup de mitraille, qui faisait craindre pour ses jours, restait inébranlable à son poste de commandement. (…)
A deux heures le comte d’Orvilliers, entrevoyant la possibilité d’envelopper l’arrière-garde anglaise, fit signal aux vaisseaux de tête d’arriver par un mouvement successif, puis ensuite, à toute l’armée, de se former en bataille à l’autre bord. Ce mouvement, pour réussir, demandait une exécution immédiate ; il ne fut pas compris par le commandant de l’arrière-garde (duc de Chartres) qui, avant de le faire, passa en poupe au devant du commandant en chef pour lui demander ses intentions. Ce retard dans l’exécution de ses ordres détermina le lieutenant général d’Orvilliers à prendre lui-même la tête de son escadre afin de diriger l’évolution ; mais, exécutée trop tard, cette manœuvre n’eut pas l’effet que le commandant en chef en attendait. Le duc de Chartres devait passer sous le vent de l’arrière-garde ennemie et la combattre aux mêmes amures, tandis que le reste de l’armée achèverait de défiler à contre-bord et au vent de cette arrière-garde et prendrait ensuite les mêmes amures qu’elle.
L’amiral Keppel avait profité de l’hésitation du commandant de l’avant-garde française ; il avait viré vent devant, par la contre-marche, pour se porter sur la queue de la ligne française. Mais, s’apercevant bientôt que plusieurs de ses vaisseaux avaient trop d’avaries pour faire cette évolution et le suivre, il reprit les amures à tribord, afin de ne pas les laisser exposés au feu des vaisseaux français qui pouvaient se porter sur eux ; il les rallia alors, et, laissant arriver, il fit cesser le feu à 2 heures 30 m. de l’après-midi. L’armée française chassa l’armée anglaise toute la nuit ; le lendemain celle-ci n’était plus en vue.
L’Ile d’Ouessant ayant été aperçue le soir, le lieutenant général d’Orvilliers fit route pour Brest, où il mouilla le 29, Cette affaire prit le nom de Bataille d’Ouessant.
Tous les vaisseaux, particulièrement la Ville de Paris, le Saint-Esprit, la Couronne, l’Actif, le Bien-Aimé et le Réfléchi, avaient des avaries, mais de peu d’importance. L’Amphion, cependant, avait été si maltraité, qu’il avait fait route pour Brest pendant le combat.
Quant à l’armée anglaise, on a vu qu’une partie de ses vaisseaux ne put virer de bord lorsque son amiral voulut attaquer l’arrière-garde fançaise. Le Victory, monté par Keppel, avait son grément haché et un grand nombre de boulets à la flottaison. Le Terrible était tellement désemparé qu’il allait amener lorsque le Formidable arriva pour le soutenir. Le Robuste faisait tant d’eau qu’il avait été obligé de sortir de la ligne. L’Egmont était rasé comme un ponton ; après lui c’était le Schrewsbury qui avait le plus souffert. En rendant compte de cette bataille aux lords de l’amirauté, l’amiral Keppel disait que l’état dans lequel se trouvaient ses vaisseaux ne lui avait pas laissé le choix de ce qu’il était convenable de faire. Cet aveu lui fut en quelque arraché par la nécessité dans laquelle il se trouva de se disculper d’avoir présenté la poupe aux vaisseaux français, manœuvre qui, disait-il dans sa défense, pouvait avoir l’apparence d’une fuite. (S. de la Nicollière-Feijeiro, Revue historique de l’Ouest, t. X (1894), p. 832-840)
Le capitaine de vaisseau de réserve Magnon-Pujo (Revue maritime, 1901, « Le lieutenant général des armées navales comte d’Orvilliers et son chef d’état-major (…) le chevalier du Pavillon pendant les campagnes de 1778 et 1779 », pages 1805-1824, 2001-2037 et 2221-2275) raconte de façon très détaillée cet engagement, dans la deuxième partie de son article (p. 2003-20013 spécialement), illustrée de nombreux schémas ; il donne une version beaucoup plus positive de la conduite du duc de Chartres.
Orvilliers avait ainsi fixé une bonne partie de la flotte anglaise en Europe, protégeant la flotte du comte d’Estaing partie de Toulon en avril pour secourir les Américains. « Supposons (…) d’Orvilliers battu (…) Le sort de la guerre d’Amérique était décidé ipso facto : le gouvernement anglais pouvait immédiatement envoyer à l’amiral Howe, à la Nouvelle-Angleterre, de nouveaux renforts lui permettant d’écraser d’Estaing (…) Résultat plus grave encore : l’Espagne, qui hésitait à nous soutenir, et qui ne s’est déclarée qu’en juin 1779, ne pouvait s’exposer à de nouveaux désastres, sans aucune chance de succès. On peut donc dire d’une manière certaine que toute la guerre d’Amérique a tenu dans l’œuf à Ouessant ; de là l’importance décisive de ce combat.
… On peut, dans une certaine mesure, assimiler les conséquences du choc d’Ouessant à celles de la canonnade de Valmy. Dans l’un et l’autre cas, des forces françaises encore peu sûres d’elles-mêmes on tenu en échec et forcé à la retraite un adversaire dont la supériorité paraissait indiscutable, en même temps qu’elles reprenaient une confiance, gage des succès futurs… » (Magnon-Pujo, p. 2020)
Le roi fit Orvilliers grand-croix de saint Louis (d’où peut-être l’écharpe qu’on voit sur son portrait, et peut-être la plaque qu’on devine) et lui accorda deux canons pris à l’ennemi, qu’on peut maintenant voir à la porte de l’hôtel de ville de Cognac. Comme La Fayette et Rochambeau, il sera le moment venu membre de la Société des Cincinnati. Des chansons en son honneur coururent dans les ports, dit Bachaumont, qui cite celle-ci, composée à Bordeaux :
D’Orvilliers, hors de la Manche, Arborait depuis longtemps Pavillon et flamme blanche Entouré de braves gens. Keppel paraît, on le pique ; Animé par le dépit, Il va comme un hérétique Attaquer le Saint-Esprit. |
Sartine accourt de Versailles, La joie était dans son cœur ; Louis apprend la bataille Avec le nom du vainqueur ; Quel doux transport d’allégresse Produit cet exploit fameux ! (….) |
D’Orvilliers, qui partout veille, Chauffe l’anglais amiral, Qui bientôt baisse l’oreille Devant l’affreux bacchanal. Que faire ? A quoi se résoudre ? Il se sauve au fil de l’eau, Disant qu’il a vu la foudre Embraser tout son vaisseau. |
D’un avenir bien sinistre, Je vois l’Anglais menacé ; Laissons faire ce ministre Il a si bien commencé ; Avant la fin de la guerre Il fera, je le prédis, La police en Angleterre, Comme il l’a faite à Paris. |
(Le Saint-Esprit était le navire du duc de Chartres ; Sartine avait été lieutenant général de police avant d’être secrétaire d’État à la marine).
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3. Une assez triste fin de vie
La campagne de 1779 aurait dû être le couronnement de la carrière d’Orvilliers. La mission qu’on lui confia était, ni plus ni moins, de réaliser ce rêve qui fut un peu plus tard celui de Napoléon : débarquer en Angleterre.
Il reprit le commandement de l’armée navale le 1er mai et, l’Espagne étant entrée en guerre à nos côtés, quitta Brest pour aller à la rencontre d’une escadre espagnole qui, réunie avec la sienne, devait « courre sus à l’Anglais » aux troupes qui se rassemblaient sur les côtes de la Manche.
« Cette campagne stérile faute d’argent et d’hommes, surtout par suite du mauvais état sanitaire des équipages, fut la dernière du comte d’Orvilliers, qui se retira du service le 20 septembre 1779. Il emporta dans sa retraite les regrets de son escadre, le respect et l’estime de toute la marine. » (Même source).
Voici le jugement que porte sur lui G. Lacour-Gayet à l’occasion de son ultime campagne :
« La campagne de 1778 et le combat d’Ouessant avaient mis en relief ses mérites tactiques. Il y avait en lui les qualités d’un excellent manœuvrier, et il aurait fait un chef d’état-major de premier ordre. Était-il à la hauteur de la tâche à laquelle il était appelé dans cette campagne nouvelle ? Manier une escadre gigantesque qui, au moment de sa formation complète, allait comprendre le total énorme de soixante-six vaisseaux de ligne, — lui faire traverser deux fois le golfe de Gascogne. — la porter dans la Manche, — y battre les Anglais, — convoyer deux grandes flottes de bâtiments de transport des côtes de France aux côtes d’Angleterre : tout cela supposait une netteté et une rapidité dans la décision qui n’ont été données qu’à bien peu d’hommes de guerre. L’histoire ne peut parler qu’avec sympathie d’un amiral qui savait bien son métier, qui mérita les regrets unanimes dont la marine l’accompagna dans sa retraite, qui eut tout contre lui dans cette triste campagne de 1779 : la lenteur de ses alliés, le deuil domestique le plus cruel [la mort de son fils, qui servait comme enseigne près de lui et qui fut victime en août 1779 de l’épidémie dont il est question juste après], l’absence de tout secours, les vents, une épidémie meurtrière. Mais elle doit ajouter qu’il lui manquait un peu de cette audace qui est une part du génie militaire. Il prenait lentement son parti, et comme avec regret ; cela d’ailleurs était moins le fait de son âge — il avait alors près de soixante-dix ans —que de son caractère.
L’histoire de la marine française dans la guerre d’Amérique offre différents types d’amiraux. D’Orvilliers et Guichen sont les manœuvriers de l’école traditionnelle ; leur science, précise et élégante, mais parfois impuissante, fait un peu penser à la science du maître d’armes, à ses parades, à ses fioritures. La Motte-Picquet est le chien de garde vigilant, toujours prêt à mordre, dont la morsure peut être mauvaise. D’Estaing et Grasse, l’un malgré ses déboires, l’autre malgré sa défaite, eurent des parties de capitaine. Seul, Suffren fut le marin accompli. »
Beaucoup plus hostile, la comtesse de Boufflers écrit, en novembre 1779, la lettre suivante au roi de Suède Gustave III (Actes de l’Académie ses sciences, belles-lettres et arts de Bordeaux, 1898 (38), p. 145) :
« La conduite de M. d’Orvilliers dans cette campagne paroît inconcevable; mais ce qui ne l’est pas moins à mon avis, c’est le grand nombre de voix qui s’élèvent pour le louer et applaudir à ses talens. C’est une folie si singulière qu’elle seroit risible en tout autre cas ; cependant il est aisé, je crois, de simplifier tout ceci, en disant d’abord, comme cela n’est que trop vrai, que nous avons fait cette guerre par enchaînement, sans le vouloir véritablement, et presque sans le savoir, que ce sont les cafés de Paris qui l’ont premièrement décidée, et que le Ministère, s’étant laissé aller au propos du moment, qu’on ne manque jamais de nommer le vœu public, a fait un plan à la hâte sans l’avoir suffisamment réfléchi. Le sort jeté, et les arrangemens faits, il a senti le poids [si] immense dont il se chargeoit, qu’il a molli intérieurement, et en conséquence les ordres n’ont jamais été décisifs, comme ils devoient l’être; en ajoutant à cela un amiral sans vigueur d’esprit, sans lumières, abattu par un malheur fort sensible, on aura le mot de l’énigme ; le Ministère a craint l’événement, l’amiral n’a pas vu ce qu’il pouvoit faire, et des considérations particulières, c’est-à-dire les craintes que chacun avoit pour celui qui lui étoit cher, a inspiré de l’indulgence pour un homme malheureux d’ailleurs, qui ramenoit tout le monde sans coup tirer. L’année passée, au combat d’Ouessant, ce fut M. le duc de Chartres qui commença l’attaque, et sans en avoir reçu l’ordre ; ce fut M. d’Orvilliers qui voulut rentrer, qui perdit par conséquent tout le fruit du combat et en rendit le succès douteux, sans compter que peu s’en fallut que nous ne perdissions trois vaisseaux qui se trouvèrent séparés ; cette année, il auroit pu au moins prendre Plymouth : il a cru voir dans le port l’amiral Hardy, qui étoit au cap Lizard ; ce fait paroît certain, on le justifie sur les autres points comme la poursuite de la flotte anglaise et la maladie de la sienne. On disoit hier que ce seroit un bon ministre de la marine, et l’on disoit aussi qu’on vouloit ôter M. de Sartines ; je crois qu’on ne pourroit pas plus mal faire que d’ôter celui-ci et de prendre l’autre… »
Armes : d’azur à trois fers de pique d’or posés deux et un.
Sur le moment, un seul prit nettement la défense de d’Orvilliers : ce fut son « major », le chevalier du Pavillon, remarquable tacticien et promoteur d’un système de signaux de transmission des ordres. Il écrivit à Sartine une lettre courageuse :
Brest, le 15 septembre 1779.
« Monseigneur,
« Mon général vient de me dire qu’il était désapprouvé de n’avoir pas poursuivi l’ennemi plus longtemps et de n’avoir pas ordonné la chasse, sans égard à l’ordre prescrit entre les vaisseaux de la ligne de bataille ; j’avoue, Monseigneur, que ma surprise est extrême. Comment pouvait-il poursuivre un ennemi qui était à sept lieues dans le vent et dont le port était ouvert pour lui et fermé à l’armée combinée ? Comment pouvait-il se dispenser de courir sur une flotte signalée à plusieurs reprises par des personnes graves ? Si elle se fût trouvée anglaise, on l’aurait bien mieux condamné; enfin, Monseigneur, comment mon général pouvait-il négliger un seul instant de sortir de la Manche, puisqu’il était menacé des vents de sud-ouest, que l’événement a prouvé qu’il les aurait trouvés, qu’il manquait absolument d’eau, de vivres, et même de matelots. Vous devez sentir, Monseigneur, puisque vous connaissez l’état et les progrès de l’épidémie qui ravage les vaisseaux du roi, que quelques jours de retard dans la sortie de la Manche auraient fait perdre au roi ses vaisseaux et le reste de ses matelots. Ce fait n’est que trop prouvé ; il l’est également aux yeux de toute l’armée, que jamais son général n’a été aussi grand, aussi supérieur à l’humanité et aux adversités que dans cette cruelle campagne, laquelle n’a manqué que parce qu’on a mal choisi le point de réunion des vaisseaux des deux puissances, l’île de Sisargas.
« Quant à la poursuite que l’on prétend à Paris n’avoir pas été assez vive, parce qu’on n’a pas fait chasser sans ordre sur une armée ennemie de trente-neuf vaisseaux, il est aussi aisé de répondre à cette méchanceté absurde :
« 1° Les vaisseaux français n’étaient ni à portée ni en état de combattre, puisqu’ils étaient de vrais hôpitaux plutôt que des vaisseaux de guerre ;
« 2° Les ordres du roi étaient encore contraires à de pareilles dispositions, puisque les Espagnols et les Français étaient entremêlés dans la ligne de bataille d’après un examen de la cour (sic), et quoiqu’il ait été proposé, dès le principe, de composer l’avant-garde combinée entièrement de vaisseaux français.
« Vous avez demandé, Monseigneur, mon sentiment sur tous ces objets ; je vous le donne sans détour et, avec la même franchise, j’ai l’honneur de vous assurer que jamais le tableau de ce qui arrive à M. d’Orvilliers ne sortira de ma mémoire. Je tâcherai d’en faire mon profit pour être plus sage et moins ambitieux, car je ne pense pas que l’on puisse montrer plus de force d’âme et de zèle pour le service du roi que ce digne général en a montré depuis la mort de son fils. J’ajouterai à tout ceci, d’après vous-même, Monseigneur, que M. d’Orvilliers ne peut être remplacé en ce moment ni pour la guerre ni pour le cabinet. Comment donc est-il possible que de simples propos de quelques individus méprisables puissent nuire à un pareil homme ?
« Je suis, avec respect, Monseigneur, votre très humble et obéissant serviteur.
« Du Pavillon. »
D’Orvilliers, qui avait déjà perdu sa seule fille en 1774, éprouva dès son retour un nouveau deuil : sa femme mourut en 1780, de chagrin, dit-on. Laissant Château-Chesnel aux Frétard, il se retira (en 1783 ?) à Paris, au cloître Saint-Magloire, puis, la Révolution venue, à Moulins où il mourut en 1792, à 82 ans.